Charte des Musiques
du Monde

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Fraisse ou l’appel de la nuit

L’histoire des musiques du monde est jalon­née de con­certs mais peu de salles lui impri­ment une mar­que durable. Par­mi celles qui ont comp­té à Paris, des années 70 aux débuts de l’an 2000, il y a la Chapelle des Lom­bards. Sa notoriété, on la doit à un per­son­nage haut en couleur, entier et chaleureux, accent « albi­geois » et élé­gance de dandy lati­no, saisi par l’appel de la nuit, qui n’eut de cesse à tra­vers ses divers­es pas­sions de partager les rythmes qu’il aimait. Au détour de 68, Jean-Luc Fraisse fait par­tie de ceux qui rêvent de lieux alter­nat­ifs. Après café, café-théâtre (la Vieille Grille) ou resto-club-jazz (la Clef), il jette son dévolu sur une cave, au 62, rue des Lom­bards, un temps util­isée comme mûris­serie des bananes, en réal­ité une chapelle goth­ique du XII­Ie siè­cle à la belle acous­tique. « Le jazz, c’est comme les bananes, ça se con­somme sur place », avait dit Sartre. Dans ce lieu, inau­guré avec le mythique orchestre de Gil Evans, va se pro­duire la fine fleur de la note bleue améri­caine (Char­lie Haden, Don Cher­ry, Sun­ny Mur­ray, Steve Lacy, Chet Bak­er…) et celle d’un jazz made in France qui monte en puis­sance avec les Tex­i­er, Humair, Jen­ny Clark, Lubat, Chautemps, Jean­neau… cet antre est bien plus qu’un lieu de con­certs. On s’y retrou­ve, les noc­tam­bules en quête de sonorités nou­velles y sont à l’affût, et une « famille » s’y crée qui fera le déplace­ment des Halles vers Bastille lorsque le cou­ple Fraisse doit faire face à la non-recon­duc­tion du bail. Le quarti­er cher à Gavroche est en pleine réno­va­tion urbaine. Jean-Luc Fraisse y dégote, rue de Lappe, le berceau du musette, un lieu autre­fois bap­tisé les Bar­reaux verts où un « bal des familles » y célébrait la bour­rée. Le musette, genre tri­col­ore par excel­lence, avait été le syn­crétisme de trois immi­gra­tions : celle des Auvergnats (avec la corne­muse cabrette), des Ital­iens (avec l’accordéon), des manouch­es (voir Djan­go Rein­hardt). Cette sym­bol­ique partageuse se per­pé­tua à la nou­velle Chapelle, puisqu’au jazz et blues (à 20 h 30) vont se com­bin­er (à par­tir de 23 heures) un arc-en-ciel de musi­cas calientes. A cause d’un copain, Pierre Gold­man (l’auteur de Sou­venirs obscurs d’un juif polon­ais né en France), qui jouait les prosé­lytes dans les colonnes d’un jeune jour­nal, Libéra­tion, et qui trans­met à Jean-Luc Fraisse le virus d’un idiome afro-cubain alors peu con­nu, la sal­sa. Un engoue­ment qui accouche, Salle Wagram, de la pre­mière nuit du genre à Paris, 5 000 per­son­nes dansant aux sons d’Azuquita y su Melao et de Hen­ri Gué­don et son orchestre. Avant que ne défi­lent à la Chapelle tous les grands salseros qui ont fait la gloire du label La Fania All Stars (Tito Puente, Ray Bar­ret­to, Choco­late, Mon­go San­ta­maria, Orques­tra Aragon…), out­re les fig­ures de la généra­tion mon­tante. Dès lors, la Chapelle devient l’épicentre des musiques trop­i­cales et un pub­lic de plus en plus gour­mand y décou­vre les ver­tus ensor­celeuses du son cubain, du merengue domini­cain, de la ple­na por­tor­i­caine, du zouk antil­lais, du gwo­ka guade­loupéen, du bélé mar­tini­quais, du kom­pa haï­tien ou des divers­es griffes de la cumbia. Mais si Jean-Luc Fraisse renoue avec cet héritage afro-cubain, qui avait touché dans les années 50 les pistes de danse de la cap­i­tale au temps de Xavier Cugat et Machi­to, il par­ticipe aus­si de la recon­nais­sance world des musiques africaines en invi­tant ses acteurs les plus émi­nents à l’instar des Touré Kun­da (Séné­gal), Bon­ga (Ango­la), Kan­da Bon­go Man (Zaïre), le Super Biton de Ségou (Mali) ou Dudu Puk­wana (Afrique du Sud). Un par­ti pris tenace d’éclectisme, d’altérité, de nova­tion (avec des pris­es de risques pas tou­jours récom­pen­sées) qui ne peut se com­pren­dre sans se sou­venir de la jubi­la­tion qu’il affichait lorsqu’il partageait « ce qui lui pas­sait au plus près du cœur » (dix­it Nicole, la com­pagne de cette odyssée). Tant son human­ité musi­cale « poél­i­tique » était autant tressée aux sons et aux chants qu’aux hommes et peu­ples qui les sus­ci­taient.

Frank Tenaille, jour­nal­iste, prési­dent de Zone franche (réseau des musiques du monde)


Dans la per­spec­tive d’un film, la famille de Jean-Luc Fraisse recherche tout doc­u­ment (pho­tos, films, affich­es, enreg­istrements) ayant trait à la Chapelle. Con­tact : fraisse.julie@gmail.com